Saigon 1975 – Kaboul 2021
La chute de Kaboul a immédiatement suscité des comparaisons avec celle de Saigon. En voyant les images de l’aéroport de la capitale afghane, qui n’a d’ailleurs pas vu resurgir dans sa mémoire les scènes tragiques du toit de l’ambassade américaine de Saigon ? Le même chaos, le même désespoir, le même abandon.
Kaboul n’est pas un Saigon 2.0 – comme on a pourtant pu le lire – tant les situations diffèrent. Il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de parallèles peuvent être dressés et qu’il semble également opportun de tirer certains enseignements du Vietnam post avril 1975 pour appréhender les conséquences de la débandade américaine d’Afghanistan.
Commençons d’abord par quelques distinctions, loin d’être exhaustives.
« «Nous avons dépensé plus de 1000 milliards de dollars en vingt ans et équipé plus de 300 000 militaires afghans». Les Américains ne doivent pas mourir pour une cause que les Afghans ne veulent pas défendre…Nous leur avons tout donné. Mais nous ne pouvons pas leur donner la volonté de lutter pour leur avenir», avait lâché le Président Joe Biden quelques jours après la chute de Kaboul. Que l’on partage ou non cette opinion, force est de constater qu’à l’instar du gouvernement d’Ashraf Ghani, l’armée afghane a déserté massivement sans même tenté de combattre. L’effondrement était d’autant plus sidérant que l’ennemi, certes déterminé pour ne pas dire fanatisé, ne présentait pas – loin s’en faut – la même puissance de feu que les Viet Côngs . En réalité, il existe un monde entre les milices en guenilles des Talibans et l’armée nord-vietnamienne, alors suréquipée par l’Union Soviétique et la Chine.
Rien n’est plus faux que la perception selon laquelle Saigon serait tombé parce que le peuple du Sud-Vietnam et son armée n’ont pas combattu sitôt le dernier soldat américain parti.
Mais il est intéressant de comparer les propos de Joe Biden avec ceux tenus par John F. Kennedy en 1963, aux prémices de la guerre du Vietnam: “En fin de compte, c’est la guerre [des Vietnamiens].. Ce sont eux qui doivent la gagner ou la perdre. Nous pouvons les aider, nous pouvons leur donner du matériel, nous pouvons envoyer nos hommes là-bas comme conseillers, mais le peuple vietnamien doit la gagner contre les communistes. ». En réalité, les Etats-Unis ont envoyé par la suite, entre 1964 et 1971, au Vietnam non seulement des conseillers, mais quelques 500’000 soldats, dont plus de 58’000 y ont perdu la vie. Cependant, la perception commune en Occident est que sitôt le dernier soldat américain parti, Saigon serait tombé, le peuple du Sud-Vietnam, plus précisément son armée, n’ayant pas combattu. Rien n’est plus faux. Lors des accords de Paris de janvier 1973, l’essentiel des troupes américaines avait déjà quitté depuis deux ans le Vietnam. Ces accords concrétisèrent la « vietnamisation » du conflit consistant à laisser aux Vietnamiens le soin de « régler leurs propres affaires ». En réalité, plus aucun soldat américain ne se trouvait sur le territoire vietnamien en mars 1973. Malgré les promesses du Président Richard Nixon d’assister financièrement et logistiquement l’armée du Sud, le Congrès n’a jamais débloqué les crédits nécessaires à cet effet.
Le Sud-Vietnam a donc combattu seul, sans soutien financier ou matériel américain pendant plus de deux ans, face à ce qui était alors la troisième armée la plus puissante du monde, laquelle était plus que jamais soutenue par ses deux « grands frères » communistes. Il a fallu malgré tout trois campagnes successives des Viet-Côngs en 1972, 1974 et 1975 avant que Saigon ne tombe. Quelques jours avant la chute de la capitale, alors que tout était fini, l’armée du Sud s’était encore battu courageusement à Xuan Loc. Pour la petite histoire, mon père était sur place avec le général Lê Minh Đảo et m’a dit son admiration devant l’héroïsme des soldats et des officiers sud-vietnamiens, malgré le dénuement logistique dans lequel ils se trouvaient. D’ailleurs, les chiffres du conflit parlent d’eux-mêmes : plus de 285’000 soldats de l’armée sud-vietnamienne sont morts au combat entre 1965 et 1975, soit plus de 5 fois le nombre de morts américains. Il est certain que les Etats-Unis ont lâché le Sud-Vietnam et il est possible de penser que « le peuple vietnamien [pouvait gagner] la guerre contre le communisme » si les Etats-Unis avaient respecté leurs engagements après janvier 1973.
Du côté des similitudes, l’on retrouve en Afghanistan et au Vietnam le même constat d’échec de la présence occidentale, nonobstant des dépenses colossales. Que reste-il en Afghanistan des 1’000, voire même, disent certains, des 2’000 milliards de dollars, dépensés par les Etats-Unis ? Rien. Ceux qui ont eu l’opportunité de visiter le Vietnam lors de son ouverture au tourisme dans les années 90 ont, eux-aussi, été frappés par l’absence de tout reliquat de la présence américaine au Vietnam. Selon certains toutefois, les Etats-Unis, sans laisser la moindre trace physique, auraient néanmoins fortement imprégné de leur libéralisme les Vietnamiens du Sud , ce qui expliquerait les différences de développement économique entre le retard du nord et la prospérité du sud.
L’accueil des réfugiés vietnamiens en 1975 doit inspirer l’Occident aujourd’hui dans son approche humanitaire suite à la chute de Kaboul.
Le constat d’échec se double d’un fort sentiment d’abandon d’une partie de la population locale. En Afghanistan, dans leur tentative d’instaurer la démocratie et le respect des droits de l’Homme, les Occidentaux ont entraîné avec eux un nombre considérable de locaux. Ceux-ci ont formé la nouvelle société civile afghane, faite de commerçants, enseignants, artistes, militants des droits humains, etc. Une génération s’est émancipée, les femmes, surtout urbaines, ont connu une certaine forme de libération et les filles ont pu accéder à l’éducation. La chute de Kaboul ne constitue pas seulement un désastreux « grand bond en arrière ». C’est un risque vital qui pèse aujourd’hui sur ceux qui ont adhéré aux valeurs de l’Occident, à l’instar précisément de ce qui s’est produit au Vietnam. Après le Ngày mất nước (« le jour où nous avons perdu le pays »), c’était le cercueil ou le « camp de rééducation » pour ceux qui étaient considérés comme occidentalisés ou américanisés, de sorte que la fuite, pour autant qu’elle était possible, constituait la seule option.
La tragédie humaine est connue : environ 2 millions de boat-people ont quitté le pays, dont 250’000 d’entre eux ont trouvé la mort en mer. Les derniers camps de rééducations, sur les plus de mille (!) qui ont été ouverts par les communistes, n’ont été démantelés qu’au début des années 2000. L’Occident a néanmoins assumé une partie de ses responsabilités dans l’accueil des réfugiés vietnamiens, à commencer par les Etats-Unis. La Suisse a agi avec humanité et responsabilité à l’égard des boat-people en élaborant le plan « Action Indochine » : des délégations de représentants de la Confédération et d’œuvres d’entraide ont été dépêchés dans des camps de réfugiés en Asie du Sud-Est pour constituer des contingents selon des quotas convenus avec d’autres pays occidentaux. C’est dans ce contexte que 5’000 boat-people ont été accueillis en Suisse entre 1978 et 1981. L’accueil des réfugiés vietnamiens doit inspirer l’Occident aujourd’hui dans son approche humanitaire suite à la chute de Kaboul. Le risque vital que les Talibans font peser sur une partie de la population, notamment les femmes, les filles, les intellectuels, ainsi que toutes les personnes ayant travaillé avec les Occidentaux en Afghanistan, nécessite une réponse humaine et responsable.