L’eau lointaine n’éteint pas le feu proche
Par Sébastien Desfayes / Juin 2023
« L’Ukraine de l’Indo-Pacifique, ce n’est pas Taïwan. Regardez plutôt vers le Vietnam ! ». Voilà le pavé dans la mare lancé en 2022 par Dereck Grosman, spécialiste américain des questions de défense, et repris récemment dans un article du Monde.
Si la comparaison est très certainement exagérée, si ce n’est provocatrice, elle n’est cependant pas totalement dénuée de pertinence.
D’abord, la jeunesse vietnamienne, à l’instar de la jeunesse ukrainienne de 2014, a soif de liberté. Elle réclame des réformes politiques, la fin de la corruption et des mesures leur garantissant le respect des libertés fondamentales. Mais contrairement au gouvernement de Viktor Ianoukovitch à l’époque, le régime d’Hanoï, malgré son vieillissant secrétaire général, Nguyen Phu Trong, ne semble pas prêt à vaciller. Verrouillant toutes les couches de la société et réprimant impitoyablement la moindre dissidence, le Parti Communiste vietnamien tient fermement le pouvoir. Et l’isolement des dissidents sur la scène internationale n’aide pas.
Comme l’Ukraine de 2014, la situation économique au Vietnam s’est brutalement dégradée ces derniers mois. Dans un rapport d’avril 2023, la Banque Mondiale s’est inquiétée du ralentissement continu de l’économie vietnamienne. La chute des investissements étrangers (moins 40% lors du premier trimestre 2023), alliés à une forte inflation et à un taux du crédit qui a bondi à 9.5%, a provoqué des violentes secousses dans l’immobilier et dans l’industrie. Le chômage et la pauvreté ont bien sûr explosé dans un pays rongé par la corruption et ne connaissant pas le filet social.
Ne pas fâcher le ” le grand frère du Nord”.
Ensuite et surtout, à l’instar de l’Ukraine, le Vietnam est toujours sous la menace du puissant « grand frère » chinois. La guerre sino-vietnamienne de 1979 a créé un fort ressentiment – et une crainte d’une ampleur encore supérieure – à l’égard de la Chine auprès de la population vietnamienne. Déclenchée par la Chine qui affirmait que l’invasion du Vietnam était justifiée par l’agression vietnamienne du Cambodge, cette guerre a causé des pertes humaines considérables. Même si le pays a in fine conservé l’intégralité de son territoire, l’hostilité et la peur du puissant voisin du nord sont bien inscrits dans l’ADN de la population. Cette crainte est aujourd’hui encore plus présente – et peut-être plus justifiée que jamais. Le Vietnam ne peut plus compter sur le soutien de la Russie qui était son premier protecteur et fournisseur d’armes (plus de 90% de l’armement vietnamien est d’origine russe) depuis le début de la guerre du Vietnam. Les liens militaires et économiques entre le Vietnam et la Russie s’étaient d’ailleurs renforcés après la guerre sino-vietnamienne de 1979.
En outre, la Chine et le Vietnam ont des prétentions territoriales opposées en Mer de Chine méridionale. Les Îles Paracels et les Îles Spratleys ( Hoang Sa et Truong Sa selon les Vietnamiens ) sont revendiquées par les deux pays. Situées dans une région riche en ressources naturelles, elles sont d’une importance géostratégique fondamentale. Occupées “manu militari” par Pékin depuis des années, ces îles fortifiées contrôlent l’une des voies de trafic maritime les plus fréquentées au monde et représentant un tiers du commerce maritime mondial, sur laquelle transite en outre le pétrole importé par la Chine et le Japon. Si le différent est brûlant, il n’en demeure pas moins que Pékin dispose d’une supériorité militaire écrasante, ce qui explique la « prudence », pour ne pas dire la passivité du régime de Hanoï face aux différentes atteintes à sa souveraineté en Mer de Chine méridionale. Ces violations n’ont pas été sans conséquence sur la population locale, et en premier lieu sur les pêcheurs vietnamiens qui ont été brutalement privés de leur gagne-pain.
Et les Etats-Unis dans tout ça ? Comme les administrations Trump et Obama, Biden entend renforcer les liens avec le Vietnam. Hanoï est considéré comme un pion important permettant, sur l’échiquier de l’Indo-Pacifique, de contrebalancer la toute-puissance de la Chine. Le Vietnam pourrait ainsi devenir un précieux pilier dans la région en cas de conflit en Mer Orientale. Pourtant, la réciproque n’est pas vraie. Afin d’éviter le sort ukrainien et la répétition de l’invasion de 1979, le régime d’Hanoï déploie des trésors de prudence et de réserve pour ne pas fâcher son « grand frère » du nord. Preuve en est la visite du secrétaire général vietnamien Trong à Xi Jing après sa réélection , le premier dirigeant étranger à se rendre en Chine dans la pure tradition asiatique du vassal à son suzerain “permettant d’approfondir la confiance stratégique entre les deux Partis et les deux États” selon ses propres termes.
Gardant à l’esprit de dicton chinois “L’eau lointaine n’éteint pas le feu proche”, les apparatchiks savent qu’il y a plus à craindre de son voisin qu’à espérer de son lointain ancien meilleur ennemi.